Le passage de l’année 2021 à l’année 2022 a été accompagné d’un débordement de violence et d’injures haineuses proche de l’hystérie. Un flot permanent d’informations anxiogènes entretient la peur. Un vrac d’ordres et de contrordres tire et pousse à hue et à dia des esprits déstabilisés. Le mental social est profondément perturbé, le tam-tam dominant rythmant la cadence.
Les très beaux vœux de notre Président Bernard Bouanchaud nous ont rappelé en début d’année les quatre premiers mots du sūtra (I-33) des Yoga-sūtra de Patanjali.
- Maitrī : amitié, compassion
- Karunā : disponibilité inconditionnelle
- Muditā : joie, cordialité, affection
- Upekshanā : neutralité, ni rejet, ni rancœur
Est-ce un code moral que nous propose Patanjali ?
C’est une utopie, un projet heureux où l’état de yoga serait commun à tous les hommes. De nombreux obstacles s’y opposent entrainant des souffrances. Ces obstacles proviennent des activités crées par l’homme lui-même, expériences et schémas d’habitudes les samskara, croyance, savoir, codes de valeurs…Il faut continuellement se positionner, juger, faire des choix à partir du passé. Faisons juste un petit pas de côté afin de ne pas retomber dans les mêmes ornières, dans le même enfermement mental.
L’arrêt de la manifestation du passé, l’arrêt des jugements, c’est l’état de yoga, l’arrêt total du mouvement mental Citta vrtti nirodhah.
Quatre termes, de sens opposés deux à deux suivent ces quatre principes de bienveillance : bonheur-malheur ; pur-impur.
- Sukha : bonheur
- Duhkha : malheur
- Punya : pur, vertueux
- Apunya : impur
Pourquoi ces oppositions ?
Tout dans le monde manifesté, continuellement changeant, a son opposé et tout est relatif. Les contraires n’existent que l’un par rapport à l’autre.
Bonheur-malheur : rappelons-nous l’histoire du fils de paysan dont la jambe brisée (quel malheur !) évite qu’il ne parte à la guerre (quel bonheur !).
Qu’est-ce que le bonheur ? Une très jolie chanson de Félix Leclerc raconte l’histoire d’un petit bonheur tout triste et transi de froid cueilli au bord d’un chemin. Réchauffé, il est si doux, si tendre, si heureux ! Puis cela ne lui suffit pas d’être réchauffé, il en veut plus et finit par s’en aller.
Glisser du malheur en bonheur, puis à nouveau en malheur… tout est relatif, subjectif.
Nous courons après le bonheur, nourri d’espoir, il galope devant nous dans un futur imaginé. Le bonheur n’est pas ailleurs, pas demain, c’est maintenant.
Le contentement, samtosa (II-42) est un état de félicité sans raison apparente, exempt de calcul comparatif et de projection, c’est l’acceptation de l’état présent et une clé du bonheur.
Le bien-le mal : la morale de la fable de Jean de la Fontaine – L’ours et l’amateur des jardins-nous prévient de trop vouloir le bien. « Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami ; mieux vaudrait un sage ennemi » L’ours écrase à l’aide d’un pavé la mouche insolente posée sur le nez de son ami le jardinier.
Toute action issue de notre volonté sera blanche, noire ou grise (IV- 7), c’est à dire imparfaite. Seule l’action libérée des calculs mentaux, venant du cœur sera juste et bienveillante. Notre mental agit sous l’influence des trois guna ; sattva la clarté, rajas l’excitabilité et tamas l’inactivité. Leur jeu de déséquilibre permanent colore notre psychisme. Que sattva domine et accompagne nos décisions !
Qui peut définir le pur et l’impur, le beau et le laid ? Un apriori subjectif impulse nos réactions : je me souviens à ce sujet d’un surprenant atelier proposé par François Lorin, un des premiers élèves de TKV Désikachar. Les éléments les plus bizarres, les plus hétéroclites, de forme, de couleur, d’odeurs les plus diverses étaient rassemblés. Durant deux jours les participants se sont confrontés à leurs attraits-répulsions irrationnels, uniquement venus de leurs habitudes comportementales, les samskara. Toutes ces réactions viennent de manomaya, niveau mental de notre individualité, où tout passe par le jeu de l’ego et où les forces de l’habitude s’enracinent dans le passé.
Nous pouvons par la volonté surveiller nos réactions et orienter nos comportements, nous améliorerons ainsi nos relations aux autres. Ce gain individuel est un premier pas favorable à l’enclenchement d’un processus faste basé sur la non-violence. Gandhi a bouté les Anglais hors de l’Inde grâce à cette attitude.
Patanjali nous engage à appliquer ces comportements bienveillants en toute situation, mais il va plus loin. Après l’énoncé des huit termes que nous venons de voir, Patanjali nous propose de travailler sur notre subjectivité, nos samskara et nos mémoires, afin d’obtenir la sérénité de l’esprit, alors il n’y aura plus d’effort à faire. Nous devons dépasser le niveau mental manomaya. Seule la méditation DHYĀNA permet ce dépassement. L’état mental qui émerge de la méditation est libre de toute construction mentale (IV-6). Et pour cela il faut passer de l’autre côté du miroir, passer par pratyāhāra le retrait des sens, débrancher l’ego.
Débrancher l’ego, les deux exemples suivants vont tenter d’en donner un aperçu.
Les deux phases d’une respiration consciente, paisible et fluide peuvent être considérées comme opposées. L’une est vers l’extérieur, l’autre vers l’intérieur, jusque-là c’est net. Ensuite, plus la respiration devient subtile plus l’instant d’arrêt de la phase en cours et le début de la phase suivante sont ténus, incertains. Entre ces deux instants il y a un moment de suspension, de grâce, de rien, d’infini. Un instant de yoga ?
Après un prānāyāma, la poursuite de l’assise immobile en laissant le souffle libre de toute contrainte nous permet d’entrer en osmose avec le flux de l’air. Nous sommes passifs et pleinement conscients. Alors, s’efface le voile qui cache la lumière en nous. (II-52)
Le passé – le futur. Le point de passage de l’un à l’autre, l’instant se déplace constamment dans l’écoulement du temps.
On peut saisir un instant sur une photo et dès le clic de la prise de photo, ce temps figé n’existe plus, il fait partie du passé. Nous lui attribuons la réalité d’avoir été, mais lorsqu’il s’est passé nous n’avons pu le saisir.
Une succession d’instants qui furent notre présent, voilà notre vie vécue dans la jouissance des sens et des émotions. Cette impermanence est perturbante et porteuse de souffrance. Il convient de toucher notre centre permanent, la réalité qui transcende le temps et l’espace. Le terme ksana (IV-33) signifiant instantanéité apparait à l’avant dernier sutra avant la libération kaivalya (IV-34). Fin de l’histoire et du long chemin de patience que le chercheur en yoga a commencé au mot atha(I-I) « et maintenant ». Voie qui passe par le silence. L’état de cittavrtti nirodha est le seul qui transformant radicalement l’homme permettra plus d’humanité.
Ces quatre très beaux mots du début sont autant de repoussoirs à la souffrance.
En ce début d’année, puissions-nous, grâce à une vigilance soutenue, cultiver ces dispositions d’esprit. Notre mental en serait considérablement apaisé et bien peu nous séparerait d’une bienheureuse plénitude intérieure.
Sylvie Douliéry